Roman "L'Autre Mort""
Roman
L'Autre Mort
Charles Seyllière est un artiste en panne d’inspiration, rongé par le regret d’une femme perdue. Tandis que se profile le retour de son amour de toujours, de sombres visions creusent toujours plus son malaise, et l’attirent à la réminiscence de dangereux souvenirs.
Edouard Brennes dilue les tourments de son passé trouble dans l’amour qu’il porte à son fils. Quand ce dernier sera emporté par les funestes événements qui secouent Pénitence, la vengeance d’Edouard sera implacable.
Après huit ans d’exil, Matthieu Schwartz revient à Pénitence, sa ville natale, pour y retrouver son passé et le souvenir d’une jeunesse traversée d’une fulgurante passion trahie.
Emportés dans la tourmente des événements étranges qui menacent la région, ces trois âmes ardentes verront leurs destins se croiser dans la révélation de vérités bouleversantes.
Les incertitudes de l’Art et de l’Amour, l’angoisse du temps qui passe et les regrets qui s’y attachent, la vengeance et la mort, au dessus desquels plane, malgré tout, l’aspiration à l’absolu d’une Beauté rédemptrice.
D
Extraits
« A peine en eut-il franchi le seuil qu’il sentit s’abattre sur son visage le souffle humide de la nuit. Du haut des marches, le jeune homme contempla la pluie violente et monotone qui s’abattait avec fracas sur les vieux bâtiments attenants à la bibliothèque.
Devant lui, le parc qui entourait l’université de Pénitence avait sombré dans les ténèbres. Au loin, seules les lueurs ambrées de quelques réverbères se déchiraient derrière les ombres tremblantes des arbres.
Comme Charles demeurait ainsi, à respirer l’air froid du soir, un éclair transperça les nuées effrénées ; aussitôt, un roulement terrible et sourd ébranla les horizons obscurs. La violence de ce tonnerre automnal n’était pas de bon augure, considéra Charles et, se courbant sous les trombes d’eau qui l’accablaient, il s’avança en direction de la vieille ville.
Charles marcha longtemps sous les branches tombantes des saules qui bordaient le chemin, l’esprit pénétré des sombres rêveries dont il aimait à envelopper sa mélancolie, le soir, quand il regagnait sa demeure. C’était l’heure des ombres frissonnantes et mystérieuses, l’heure des espérances confuses, des amours maudites et emportées.
C’était l’heure à laquelle Charles s’amusait à modeler la nuit aux phantasmes de ses regrets. Ainsi se plaisait-il à deviner, au-delà des ombres rendues troubles par le voile diaphane de la pluie, la silhouette fuyante de son amour de toujours. Celle dont le souvenir cruel n’avait jamais pu sombrer.
Il imaginait sa muse émerger des ténèbres, puis lentement s’approcher. Il imaginait les nuées lentement révéler la pureté de son visage éploré et implorant. Ses mains blanches tendues aux supplications de l’oubli. Son baiser, qui comme d’un mauvais rêve, dissout les douleurs des années passées.
Bien sûr, l’obscurité n’échappait jamais rien d’autre que de nouvelles ténèbres. Et c’était toujours seul que Charles parvenait aux grilles qui délimitaient le parc. Parfois, il croisait sur le chemin quelques étudiants attardés, surpris par le crépuscule, ou quelques amoureux enlacés sur les bancs. Ce soir, il ne rencontra personne.
Le vent grondait comme un murmure furieux à travers les feuillages humides, dispersant au gré de ses caprices les parfums chargés de l’automne. De nombreux éclairs continuaient à illuminer le ciel étouffé de nuages.
Depuis que Charles avait franchi la sortie du parc de l’Université, les arbres s’étaient fait plus rares ; ils laissèrent bientôt entrevoir la silhouette informe du vieux Pénitence, dont l’obscurité semblait défier la nuit pourtant si noire.
La colline dressait devant Charles ses contours tourmentés. Le jeune homme obliqua à sa gauche, puis emprunta l’allée Eurydice qui, longeant le cimetière, grimpait abruptement jusqu’au sommet de la vieille ville.
Charles aimait beaucoup l’atmosphère de l‘étroite allée, ses pavés usés, ses parois couvertes de lierre opulent. Chaque soir, il ne pouvait s’empêcher de se remémorer l’histoire de la dryade mythologique qui lui avait donné son nom. Eurydice... Lui aussi, avait connu les élans empressés, les regrets ardents, comme autant de nouvelles morts. Tant de fois il s’était retourné face à son passé. Tant de fois il avait du l’affronter, pour constater que tout avait disparu. »
« Un véhicule m’attendait dans le parking de l’hôtel. Il devait être environ midi. J’avais plus de trois heures à tuer d’ici le début de la cérémonie. Il pleuvait à verse. Je me dirigeai sans hésiter vers le nord est de Pénitence. De nombreux bâtiments s’étaient construits sur la route qui menait au quartier où j’avais grandi.
J’arrivai rapidement au détour du virage où la route se scindait pour laisser apparaître l’allée du lotissement. Le terre-plein où nous nous réunissions autrefois était désormais dégagé. L’abri, la caravane, les haies qui délimitaient notre territoire avaient disparu. A leur place s’étalait une pelouse verdoyante et soigneusement coupée.
Je m’aventurai dans l’allée. Rien n’avait vraiment changé. Au bout de l’allée, à gauche, derrière les sorbiers, la maison de mon enfance. La façade avait été refaite, et la terrasse réaménagée. En approchant, je vis qu’une véranda prolongeait désormais la salle de séjour.
Je me demandais si les parents d’Elizabeth habitaient encore là. Je me sentis soudain mal, penché derrière le volant à scruter ainsi ces lieux pour lesquels j’étais devenu un étranger. J’avais l’impression d’être un voleur.
Un voleur de passé. Cela peut paraître stupide, mais c’est pourtant l’impression qui m’avait envahi. Comme si le temps avait définitivement éloigné hors de ma portée les souvenirs de ma jeunesse. Comme s’ils ne m’appartenaient plus.
J’allai me garer un peu plus loin, à l’abri des regards. Je marchai sous mon parapluie vers l’orée de la forêt. C’était à l’ombre de ces grands sapins que nous avions si souvent joué avec Arnault quand nous étions enfants. Sa mère nous emmenait là dès que la météo le permettait. Nous construisons des cabanes en bois, nous nous y amusions ensuite avec des figurines pour lesquelles nous concevions d’extravagantes histoires.
Plus tard, c’était là également que j’avais échangé mon premier baiser, un soir, après le collège. J’avais quatorze ans. Elle s’appelait Audrey. Nous nous étions avancés au-delà de la lisière du bois. C’était l’automne, la nuit tombait. Il y avait énormément de vent, et les feuilles mortes tourbillonnaient autour de nous. Les arbres craquaient, les branches bruissaient du souffle rauque du crépuscule. Le monde semblait se limiter à la forêt qui nous entourait. Il y avait cette chaleur sur mes mains et mon visage, dans mon ventre. Je l’avais prise délicatement dans mes bras puis l’avait embrassée. Sa bouche avait un parfum pointu de menthe. Juste après, ses yeux brillaient. Elle s’était ensuite pressée de rejoindre ses amies qui l’attendaient un peu plus loin.
En ce début d’après-midi, pour l’adulte que j’étais devenu, seul sous son parapluie, le ventre tenaillé par l’angoisse, cette jeune fille n’existait plus. Elle n’était pas même un fantôme. Non. Ce qu’elle était s’était perdu quelque part derrière moi. A présent, la forêt était déserte, il n’y avait que les arbres soumis à la violence de la pluie. Rien d’autre.
Je remontai dans ma voiture, et attendis sans bouger que l’heure avance. Je pensai aux terribles saccages du temps. L’instant présent qui s’enfuit, insaisissable. L’angoisse perpétuelle du devenir. Du passé les images toujours plus floues, les sensations toujours plus incomplètes, auxquelles on s’attache pourtant, à défaut d’autre chose. Jusqu’à ce qu’elles sombrent elles aussi. »
« Cette vision constitua pour lui un déclic. Evidemment.
Edouard se dirigea rapidement vers le pont neuf puis emprunta la grande route qui, prolongeant l’avenue Borrel, s’enfonçait dans la vieille zone industrielle abandonnée. Il se glissa ensuite à contrecœur à travers les palissades défoncées qui bordaient le trottoir dans l’obscurité la plus complète. Sa phobie du noir le serrait au ventre, mais il fit tout pour passer outre.
L’ombre des vieux bâtiments, les débris qui jonchaient le sol. La boue. L’odeur du danger, l’odeur même qui dans son ancienne carrière lui avait tant de fois sauvé la vie. Aux abois, Edouard s’enfonça plus profondément dans les friches. Il avait entendu des bruits un peu plus loin.
En se penchant derrière le mur qui le protégeait, il distingua une ombre qui approchait dans sa direction. Un court silence puis la sensation de danger qui s’amplifie brusquement, en même temps qu’approchait de l’autre côté de la construction un pas lent et lourd.
A cet instant, Edouard sentit son âme complètement s’effondrer.
Submergé d’une terrible bouffée de froid et de vide, il se recroquevilla contre le mur et étouffa une plainte. Jamais encore il n’avait ressenti une telle émotion. Pire que la plus terrible des souffrances, que le plus profond des chagrins. La peur et le néant, comme jamais il n’avait pu les imaginer.
Les pas derrière lui s’éloignèrent en direction de la route, et Edouard put enfin reprendre son souffle. Il n’avait plus aucun doute ; la présence qui l’avait approché ne pouvait être que celle dont lui avait parlé le vieux prêtre, celle qui lui avait enlevé son fils.
Edouard entendait la pluie qui tombait autour de lui avec un parfait détachement, occupé à reprendre le contrôle de son corps. Ses mains tremblaient de peur et de colère. D’impuissance aussi.
Quand il trouva enfin l’énergie de se relever, il ne semblait plus y avoir personne. Simplement le murmure de la ville derrière le fleuve, le bruissement de la pluie, encore.
Il n’était qu’un homme affaibli et apeuré, grelottant dans le noir sous le souffle des autans du soir. La présence néfaste avait l’espace de quelques minutes tout étouffé en lui, y compris la rage de sa vengeance. A mesure qu’Edouard reprenait ses esprits, l’obscurité alentour attisait sa peur et sa détresse. Il s’était enfui vers les lumières des entrepôts à l’ouest des friches, abandonnant les lieux à leur funeste obscurité. »